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5 questions sur le Takaful en Algérie

10 avril 2019

Inteview donnée par SAAFI parue dans le magazine Dziri n°122.

1/ Quels sont les avantages de Takaful ?

L’assurance Takaful est l’équivalent islamique de l’assurance classique, on l’appelle « familial » lorsqu’il offre des assurances de personnes et « général » lorsqu’ils s’agit d’assurance de biens et de responsabilités.

L’islam encourage la prise de mesures de précaution contre les risques de la vie sur terre. Les jurisconsultes ont estimé que l'assurance Takaful était conforme à l’éthique musulmane, le fondement de la responsabilité partagée ayant été posé dans le système d’indemnisation mutuelle déjà pratiquée au temps du Prophète.

Cette forme d’assurance est non seulement admise par le droit musulman, mais aussi encouragée, car elle fait partie de l’injonction religieuse de recommander le bien et d’interdire le mal à condition cependant que l’investissement des actifs soit réalisé de manière conforme aux principes de la finance islamique. L’assurance Takaful a été jugée comme étant permise par deux conseils de jurisprudence islamique : celui du Caire en 1965 et celui de Djeddah en 1972.

L’AAOIFI (Accounting and Auditing Organization for Islamic Financial Institutions) définit le Takaful comme un accord entre personnes présentant des risques déterminés et ayant pour finalité la réparation des dommages par le versement de cotisations sur le fondement de donations. Le fonds mutuel d’assurance ainsi formé peut être géré en fonction du modèle retenu par un comité choisi parmi les assurés ou par une société de gestion. En Malaisie pays pionner en la matière, l'article 2 de la loi de 1984 définit le takaful comme « un système fondé sur la fraternité, la solidarité et l'assistance mutuelle ».

On peut retenir cinq éléments clés :

- les sinistres sont couverts par un fonds créé par les cotisations des souscripteurs. Comme dans le système mutualiste, les adhérents sont à la fois assureur et assurés ;

- les assurés ont droit aux excédents réalisés par le fonds ;

- la cotisation et sous forme de donation ;

- la gestion du fonds Takaful est réalisée par un comité choisi par les assurés ou une société de gestion ;

- tous les investissements doivent être conformes à l’éthique musulmane.

Quel que soit le modèle utilisé, l’opérateur Takaful doit s’assurer que les opérations d’assurance sont conformes aux règles et aux principes de l’éthique musulmane, il peut avoir recours à un conseil de conformité composé de jurisconsultes experts en droit musulman. S’il existe un déficit dans le fonds de souscription, l’opérateur Takaful doit accorder un prêt sans intérêt permettant de régler les sinistres, ou effectuer un rappel de cotisations auprès des participants. Pour exercer le Takaful, il faut pouvoir transposer le droit islamique dans le respect des dispositions légales du pays dans lequel l’opérateur veut exercer.

Les avantages sont donc multiples pour les participants : en plus d’être conforme à l’islam cette forme d’assurance donne aux participants une meilleure prestation en raison du fait qu’ils ont droit aux excédents réalisés lorsque les cotisations sont supérieures aux sinistres, ce mécanisme incite les opérateurs à calculer les cotisations à leur juste prix. Dans le cadre de la mise en place d’un système économique plus juste pour la population, l’évolution de l’assurance Takaful en Algérie doit contribuer à l’émergence de principes économiques plus sains fondés sur le partage des risques et des profits contrairement au système conventionnel qui avantage beaucoup plus les personnes morales et les revenus du capital que les personnes physiques et les revenus du travail.

2/ Quel est l’état des lieux du marché du takaful en Algérie ?

D’après Thomson Reuters, le secteur de la finance islamique comprend de par le monde 1 389 institutions et fenêtres financières islamiques. Ce segment de la finance a enregistré une croissance de 11% de ses actifs en 2017, soit 2400 milliards USD d'actifs. Ce secteur a le potentiel de croître de manière significative d’ici 2023 pour atteindre 3 800 milliards d'actifs avec une croissance moyenne prévue de plus de 10% par an. La finance islamique s’est démarquée par sa résilience lors de la crise des subprimes de 2008. Cela a conduit de nombreux chercheurs à s’y intéresser, ainsi que des personnalités publiques influentes à prendre parti en sa faveur, à l’instar de Christine Lagarde lorsqu’elle était présidente du FMI, et de David Cameron lorsqu’il était premier ministre du Royaume-Uni.

En tant que secteur destiné à accompagner l’essor de la finance islamique, l'assurance Takaful a connu quant à elle une croissance phénoménale. Les contributions brutes ont augmenté à un taux de croissance annuel composé de 33% entre 2005 et 2010, puis de 18% entre 2008 et 2013 et enfin de 6 % entre 2012 et 2017. Malgré un ralentissement de la croissance globale du marché mondial, Fitch Ratings indique que, sur de nombreux marchés locaux, le Takaful continue de croître plus rapidement que l’assurance conventionnelle. Par exemple, en Malaisie - le marché des services financiers islamiques le plus développé au monde -, le Takaful familial et le Takaful général ont progressé respectivement de 9,8% et de 5,8% au premier semestre 2016, tandis que sur le marché conventionnel à la même période, ils avaient augmenté de 8,2% en assurances de personnes et de 2,6% en assurances de biens et de responsabilités.

En 2016, le secteur mondial du Takaful a enregistré une croissance annuelle de 12%, selon le rapport de stabilité du secteur des services financiers islamiques publié par l'IFSB en 2017. En 2017, malgré un rythme d'expansion réduit, cette croissance reste importante et de nombreux développements stratégiques récents devraient fournir une base solide pour la poursuite de la consolidation. Bien que Moody's s’attende à ce que la croissance continue de ralentir, l’agence estime que le marché de Takaful affichera toujours des taux de croissance dynamiques grâce à "une jeunesse plus instruite et en âge de travailler ainsi qu’une sensibilisation accrue au concept de Takaful et à son orthodoxie religieuse".

Les actifs mondiaux des opérateurs Takaful ont atteint 46 milliards de dollars en 2017 et devraient atteindre 72 milliards à l'horizon 2023. La croissance du marché mondial est principalement tirée par les trois principaux marchés que sont l’Arabie saoudite, l’Iran et la Malaisie, qui représentent près de 80% du total des actifs mondiaux. À l'échelle mondiale, on estime à 324 le nombre d'opérateurs Takaful et Retakaful et de fenêtres Takaful (113 mixtes, 112 généraux, 76 familiaux, 21 Retakaful).

Afin de déterminer si cette nouvelle forme d’assurance représente une opportunité pour le marché algérien des assurances, il faut dans un premier temps étudier sa physionomie : d’après le Conseil national des assurances (CNA), le chiffre d’affaires du marché direct du secteur des assurances était de 138,97 milliards de dinars au 31 décembre 2018, en progression de 2,90 % par rapport à 2017. Le chiffre d’affaires réalisé par les assurances dommages (assurances de biens et de responsabilités) est estimé à 126,2 milliards de dinars et représente une part de marché de 90,80 %. D’après Swiss Re, le montant des primes d’assurance par habitant s’élevait en 2017 à 29 dollars contre une moyenne mondiale de 650 dollars.


Au regard de ces données, nous pouvons considérer que l’assurance en Algérie est un secteur assez peu développé qui ne parvient pas à réaliser son potentiel. L’ordonnance du 25 janvier 1995 a mis fin au monopole de l’État et a permis la création de sociétés privées. Malgré cela, le secteur est encore largement dominé par les compagnies publiques. Avec seulement 9 % du marché, les assurances de personnes (épargne, santé, prévoyance) n’arrivent pas à décoller alors que dans les pays où l’assurance est mature, elles représentent généralement plus de 75 %. On peut en conclure que le marché algérien des assurances dispose d’une réserve de croissance significative que les assureurs n’ont pas encore réussi à capter et à développer.

Aujourd’hui le Takaful général n’existe en Algérie qu’à travers Salama Assurances créée en 2000 et ce en dépit de l’inexistence d’une réglementation spécifique. Elle est une filiale d’un groupe international d’assurance et de réassurance spécialisé dans le takaful, Salama lslamic Arab Insurance Company (IAIC). En revanche, il n’existe actuellement aucun opérateur Takaful famille en Algérie. L’assurance Takaful se présente donc comme un moyen permettant de matérialiser les potentialités du marché algérien des assurances surtout en ce qui concerne les assurances de personnes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle de nombreux projets sont en cours auprès d’assureurs publics et privés de la place dans le but de répondre aux attentes de la population et pour accompagner l’essor de la finance participative.

3/ Quels sont les freins de son développement en Algérie ?

Il nous est possible de dresser le diagnostic général suivant et propre à l’ensemble du secteur des assurances :

- Un déficit en termes de pénétration et un manque d’offre ;

- Un désintérêt des assurés et une absence de réflexe assurantiel en assurance de personnes ;

- Un retard considérable dans le domaine des produits de capitalisation absents du marché ;

- Une concentration entre les mains des acteurs publics, y compris géographique puisque la wilaya d’Alger concentre plus de la moitié du marché des assurances ;

- Un manque de démocratisation de l’offre, de culture assurantielle et de campagnes de sensibilisation.

L’ensemble de ces éléments pénalise le développement du marché des assurances en général et du Takaful en particulier d’autant plus que l’Algérie ne s’est pas dotée d’une règlementation spécifique en la matière. Par ailleurs, les assurances épargne et prévoyance ont du mal à se développer en raison d’un marché financier limité alors qu’elles doivent contribuer au financement de l’économie du pays. Par ailleurs, il est important de rappeler que le cadre règlementaire impose, depuis juin 2011, aux compagnies qui souhaitent commercialiser des assurances de personnes, de disposer de filiales spécialisées.

Malgré ces freins, l’avenir semble prometteur et ce en raison de données démographiques et socio-économiques favorables, de plus le développement d’Internet doit profiter au secteur. Avec la possibilité de réaliser des devis en ligne, de déclarer des sinistres et de gérer les contrats souscrits, le secteur de l’assurance doit se démocratiser et s’étendre à l’ensemble du pays. Le changement des habitudes de consommation et la prise de conscience des consommateurs vers des produits plus conformes à leur éthique et valeurs religieuses doivent également contribuer à dynamiser l’activité.

4/ Comment selon vous développer le potentiel de ce marché et comment encourager les opérateurs de ce secteur à s’investir davantage dans ce domaine ?

Aujourd’hui il n’existe aucun opérateur Takaful familial en Algérie, c’est-à-dire en mesure d’offrir des assurances de personnes ainsi que des produits de capitalisation. Sur un marché peu différencié, le Takaful familial peut tirer son épingle du jeu en raison de son originalité et de son positionnement sur un marché fortement empreint par la tradition, ce produit innovant répond aux besoins de la clientèle et à ses attentes de conformité religieuse. Il doit également accompagner le développement de la finance islamique dont la Banque d’Algérie a publié un règlement le 4 novembre 2018 portant sur les conditions d’exercice des opérations de banque relevant de la finance participative par les banques et établissements financiers. D’autre part, en plus de l’assurance des emprunteurs et des biens financés par les opérations de finance participative, l’assurance Takaful famille doit être en mesure d’apporter des solutions répondant aux nouveaux enjeux socio-économiques par le développement de complémentaires santé et de garanties des accidents de la vie. La stratégie de satisfaction des besoins des clients nécessite une adaptation à leurs besoins et à l’évolution des leurs attentes. Une stratégie défensive consisterait à copier les produits disponibles offerts par les acteurs conventionnels du marché. Stratégiquement, il est primordial d’utiliser une approche permettant l’adaptation, l’amélioration et la création de nouveaux produits qui répondent aux besoins et aux valeurs socioculturelles des individus. Il est donc essentiel d’opter pour une stratégie de différenciation, basée sur la conformité mais aussi sur l’incarnation des valeurs alternatives proposées. Certes, les assurances catastrophes naturelles et risques automobiles ont été rendues obligatoires. Cependant, si l’on veut assister à un véritable essor de l’assurance en Algérie qui permette au marché d’éclore, il est nécessaire de légiférer afin de rendre d’autres branches d’assurances obligatoires et d’adopter une régulation adaptée aux spécificités du Takaful comme ont su le faire la Tunisie et le Maroc. Il est aussi primordial de faciliter le développement du marché financier afin que les produits de capitalisation puissent voir le jour. Cela permettra ensuite aux assureurs de la place de s’investir davantage dans ce domaine et de remplir pleinement leur rôle de catalyseur de l’épargne nationale. L’assurance Takaful famille est destinée à offrir une solution de collecte de l’épargne nationale par les assureurs et placée par ces derniers auprès du marché financier. Elle apparaît comme un élément central dans la résolution de l’équation du problème du financement de l’économie et de la résorption de l’informel.

5/ Qu’en est-il du cadre réglementaire de Takaful ?

La Banque islamique de développement ainsi que la Banque Mondiale dans un rapport conjoint indiquaient que le paradigme du transfert des risques de la finance conventionnelle limite non seulement le financement des investissements dans l'économie réelle, mais renforce également la spéculation fondée sur une vision à court terme ainsi que le fardeau du surendettement. Le système financier mondial actuel doit faire face à de nombreux défis pour l'économie mondiale contemporaine, tels que l'éradication de la pauvreté, l'accès à une eau salubre, l'éducation et la lutte contre le réchauffement climatique. Dans ce contexte, le mouvement économique et financier islamique est apparu comme un élément possible de la solution aux nouveaux défis auxquels l’humanité est confrontée. De nos jours, quarante-cinq pays ont élaboré des réglementations spécifiques sur la finance islamique destinées à favoriser son développement. Il faut absolument que les autorités prennent la mesure de l’urgence à développer l’économie nationale pour s’affranchir de la dépendance aux hydrocarbures et aux importations. Pour cela, il convient de développer en plus des activités productives des services financiers et assurantiels qui soient en mesure de les financer et d’assurer leur pérennité. Dans la continuité du règlement adopté par la Banque d’Algérie en ce qui concerne les opérations de finance participative, une règlementation spécifique aux opérations Takaful devrait être adoptée prochainement, Nous connaissons parfaitement les dérives du socialisme et l’ultralibéralisme lorsqu’ils sont poussés à leurs extrêmes, charge aux décideurs d’élaborer un modèle du juste milieux adapté aux spécificités de la société algérienne et de son identité empreinte des valeurs de l’islam au travers desquelles se retrouvent la solidarité, le partage et l’entraide.