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La finance islamique française en 2016
4 mai 2016

La France a pris du retard par rapport au Royaume Uni dans le développement d’une finance islamique domestique, entre manque de volonté politique et communication insuffisante. Pourtant l’hexagone dispose de nombreux atouts : un cadre juridique déjà balisé, même s’il reste à compléter ; des compétences techniques disponibles notamment au travers de cursus universitaires ad hoc ; et surtout une clientèle cible très significative.

Les faiblesses du marché français

Le retard pris vis-à-vis du Royaume-Uni dans le développement de la finance islamique peut s’expliquer par des différences culturelles, notamment :

1. La tradition jacobine et laïque

Le jacobinisme est défavorable aux tribunaux non étatiques en France. Au contraire, les musulmans britanniques disposent de tribunaux d’arbitrage chariatiques depuis les années 1980. Ces instances n’ont été reconnues par la loi que dans les années 1990, mais la conception de l’arbitrage ne posait pas de problème au modèle judiciaire britannique. En revanche, la laïcité s’opposerait à l’adoption de dispositions réglementaires alignées sur une croyance religieuse particulière : c’est l’argument défendu par le député Henri Emmanuelli durant le débat du jeudi 17 septembre 2009 à l’Assemblée Nationale, qui a conduit à repousser la transformation du régime de la fiducie nécessaire à l’émission de sukuk en France.

Ces traditions ne sont cependant pas aussi strictes qu’il y paraît. Ainsi, la France tolère des juges non professionnels en matière disciplinaire (sport, enseignement), économique (tribunaux de commerce, prud’hommes), et même en matière civile (juges de proximité). Mais toutes ces juridictions sont instituées par l’État, qui peut exciper du principe de laïcité pour ne pas reconnaître des instances purement religieuses puisque l’article 2 de la loi de 1905 dispose que « la République (…) ne reconnaît aucun culte ». Ce faisant, les affaires religieuses doivent donc rester du domaine privé et ne peuvent faire l’objet de dispositions spéciales, à moins de trouble à l’ordre public… mais celui-ci ne paraît pas directement menacé par le régime de la fiducie ! Aussi certains observateurs, en France et à l’étranger, ne manquent-ils pas de s’interroger sur la réalité de ces « traditions » qui dissimulent peut-être un manque de volonté politique.

« Il n'est pas besoin de légiférer pour créer une société d’assurance takaful : le Code des assurances avec les différentes formes de Sociétés d’Assurance Mutuelle prévoit des structures juridiques parfaitement compatibles. »

2. Un manque de volonté politique

De fait, la volonté politique fait défaut depuis les efforts consentis par Christine Lagarde en 2008. Le marché actuel ne doit sa croissance qu’à des initiatives privées. Beaucoup pensent que le principe de laïcité en France est un obstacle au développement de ce marché. Or il n'est pas besoin de légiférer pour créer une société d’assurance takaful : le Code des assurances avec les différentes formes de Sociétés d’Assurance Mutuelle prévoit des structures juridiques parfaitement compatibles.

En outre, dans les limites du droit applicable, les citoyens français ont la possibilité d'exprimer des préférences religieuses et d’agir en conformité avec elles. Ces préférences peuvent être les principaux critères d'une transaction dans laquelle contractent deux parties privées. Le principe de laïcité, qui guide les institutions de l’État, ne s’applique pas aux contrats conclus entre parties privées.

3. Un manque d'investissement

Pour l'instant, le marché français de la finance islamique reste une niche : les opérateurs conventionnels craignent un risque pour leur image. C’est d’ailleurs une des raisons pour laquelle le modèle de distribution s’appuyant sur des réseaux de courtiers permettant un transfert du risque de réputation s’est développé. Actuellement aucune institution financière islamique n’a investi en France bien que l’agence Reuters ait rapporté récemment que la banque islamique Al Baraka du Bahreïn envisageait de s’y implanter.

4. Un manque de communication

La principale difficulté vient de ce que la finance islamique n'a pas été développée dans les pays d'origine des français musulmans (Maghreb et anciennes colonies françaises essentiellement) ; il en résulte que la population musulmane française n’a pas connaissance des spécificités de la finance islamique et de l’assurance takaful par rapport à la finance conventionnelle et que les acteurs actuels ne sont pas suffisamment importants pour être en mesure de communiquer à grande échelle.

Les forces du marché français

La finance islamique ne devrait pourtant pas avoir trop de difficulté à se développer, car les forces du marché français sont certaines.

1. Adoption d’instructions fiscales et cadre juridique accueillant

L’existence de droits de mutation pénalise les opérations islamiques par lesquelles un financeur acquiert d’abord le bien qui est ensuite revendu à crédit à l’acquéreur. Des instructions fiscales (IF) ont permis de remédier à cette inégalité entre financements islamiques et conventionnels : l’IF du 24 août 2010 publiées au BOI du 12 septembre 2012 reconnaît murabaha, istisna, ijara et sukuk (un glossaire figure en annexe). Néanmoins, il reste encore à faire dans la mesure où les textes relatifs aux contrats de mudaraba, wakala, salam et musharaka pourtant annoncés, n’ont pas été publiés.

2. Une cible importante avec un pouvoir d’achat en hausse

Les français musulmans sont parmi les musulmans dans le monde à être les mieux équipés de comptes bancaires et de couvertures d'assurances. Avec 41% des français musulmans pratiquants selon l'institut Ifop, la cible des clients susceptibles d'être intéressés par la finance islamique représente donc plusieurs millions de clients potentiels.

La pratique sociale de l'islam en France a évolué vers la recherche d'un mode de consommation plus respectueux de l'éthique et des valeurs islamiques, comme le montre le développement rapide des produits alimentaires halal, dont le marché représente aujourd’hui plus de 5,5 milliards d'euros.

35% de la population musulmane française estime ses besoins assurantiels insatisfaits en raison de la non-conformité des couvertures d’assurances proposées à l'éthique musulmane. Un opérateur offrant des solutions respectueuses de l’éthique musulmane avec un niveau de garanties, de prix et de services semblables à l’offre conventionnelle pourrait prendre le leadership sur ce segment.

Le taux de pénétration important de l’assurance en France (le 5ème au monde) peut bénéficier à la croissance du takaful, la France étant un des pays dans lequel existe le nombre le plus important d'assurances obligatoires. Avec 94% de personnes prêtes à adhérer si un ou des acteurs sont en mesure d'offrir des produits compétitifs, le takaful peut représenter 1,8 milliard d'euros en takaful général (assurance de biens et de responsabilités) et 1,7 milliard d'euros en takaful famille (assurance de personnes).

Il suffirait que 1,75% du marché français de l'assurance devienne takaful, pour que la France devienne le deuxième marché mondial pour ce type de produit, juste derrière le Royaume d'Arabie Saoudite. Le marché français peut donc facilement prendre sa place dans cette industrie mondialisée. Ce leadership sur le marché du takaful peut permettre de se démarquer des places londonienne et luxembourgeoise qui ont choisi d'émettre des sukuk souverains afin d'attirer les investisseurs du Moyen-Orient.

3. Des compétences pointues et un haut niveau d'expertise technique

Les compétences techniques sont développées en France. Il existe deux universités qui dispensent un enseignement de la finance islamique: l'Université de Strasbourg, avec un Exécutive MBA et un Master 2, et l'Université Dauphine avec un Exécutive Master. Les profils des personnes qui suivent ces formations sont pluridisciplinaires: assureurs, actuaires, gestionnaires, financiers, avocats, banquiers privés et des hommes d'affaires, etc. Par ailleurs, l’Université de Paris I Panthéon Sorbonne dispose d’une Chaire Éthique et normes de la finance en partenariat avec l’Université du Roi Abdelaziz Ibn Seoud de Djeddah en Arabie Saoudite.

De nombreux musulmans sont employés dans la finance en France. Pour des raisons éthico-religieuses, certains seraient prêt à accepter une rémunération inférieure dans le secteur financier islamique plutôt que de continuer à évoluer dans le secteur conventionnel. Un opérateur investissant le marché pourrait mobiliser ces compétences facilement et par là même devenir compétitif face à ses concurrents.

4. De nombreux acteurs petits et moyens

Les acteurs privés sont devenus très actifs depuis 2008. La France dispose de 3 conseils de conformité à l’éthique musulmane: ACERFI, CIFIE et COFFIS. Il existe de nombreux courtiers, grossistes, et sociétés de conseil en activité. Les principaux sont AG Takaful, DEEFI, Finéthik, Groupe570, IFAAS, Imaya Assurances, Isla Finance, Noorassur, SAAFI et chaque mois un nouveau distributeur entre sur le marché.

Certaines associations en charge de la sensibilisation du public sont très actives comme par exemple l’AIDIMM et l’IFSO qui organisent régulièrement des colloques et conférences sur le sujet.

Il existe par ailleurs plusieurs médias affinitaires disposant d’une large audience auprès de la communauté musulmane comme Ajib, Al Kanz, IFT, Pages Halal, Oumma, Ribh et Saphirnews qui publient régulièrement des articles et des rapports sur le développement du secteur financier islamique français. Les médias consacrent de plus en plus d’articles de presse et d’émissions audiovisuelles sur le sujet.

Ce sont toutes ces raisons qui ont conduit la Banque centrale européenne à déclarer dans un rapport publié en Juin 2013 que la finance islamique semblait avoir un grand potentiel de développement en France.

Sans banque islamique et sans société takaful, une offre encore limitée

1. Un seul guichet islamique

Néanmoins, du côté de l'offre, les produits offerts sont limités : une seule banque propose en direct à ses clients une solution de financement conforme aux principes de la finance islamiques. Chaabi Bank, filiale française de la Banque Populaire du Maroc offre des financements par murabaha et des comptes de dépôt. La question de l’assurance emprunteur est pour l’instant en suspens : bien qu’il existe une solution conforme aux attentes des musulmans observants, validée par les actuaires, la demande anticipée n’est pas suffisante pour décider un assureur à lancer le produit.

En conséquence, la banque doit accepter de porter le risque du crédit, ce qui l’incite à exiger à un apport important et poserait un problème en cas d’invalidité durable de l’emprunteur, par exemple. A ce stade, une logique circulaire limite donc l’offre et ne permet pas de répondre à la majeure partie des besoins de la population puisque seuls peuvent y recourir ceux disposant d’un apport considérable (36% en moyenne pour les partenaires du courtier 570 EASI) et d’une capacité de remboursement importante.

« L'offre de produits takaful en France est diverse mais limitée au cadre juridique et fiscal de l’assurance-vie. Il n'existe pas à ce jour de solutions takaful général (assurances dommages) »

2. Une solution takaful famille et deux assurances-vie islamiques en unités de compte.

Aujourd'hui, l'offre de produits takaful en France est diverse mais limitée au cadre juridique et fiscal de l’assurance-vie. Il n'existe pas à ce jour de solutions takaful général (assurances dommages), ce qui est un obstacle au développement en France où il existe un grand nombre d'assurances obligatoires. On trouve deux assurances-vie islamiques en unités de compte, les contrats Salam de Swiss Life et Amane Exclusive Life de VITIS Life. Seul un contrat takaful famille est disponible, Ethra’a, porté par la société luxembourgeoise Atlanticlux filiale du groupe FWU.

Il s’agit d’un contrat mixte présentant un module de couverture décès et un module de capitalisation en unités de compte. Ces contrats sont distribués par de nombreux courtiers et conseillers financiers indépendants partout en France. Bien que ce soit encore une niche, le marché est favorable et la tendance est très positive alors même que la communication est faible.

Une majorité de besoins non satisfaits et une réserve de croissance considérable

Les besoins des français musulmans sont nombreux. Ainsi, il y a 470 000 Comoriens vivant en France, 100% sont musulmans, 90% sont français et 95% ont la volonté d’être inhumé au Comores. Il existe un besoin fort d'assistance takaful rapatriement. Ce même besoin existe aussi pour les 30 000 pèlerins français qui effectuent le pèlerinage à La Mecque chaque année.

 

 

Pour les produits d’assurance takaful santé, les besoins sont importants. Après l'Accord National Interprofessionnel de janvier 2013, tous les travailleurs employés par une entreprise privée doivent bénéficier d'un contrat de mutuelle santé. Beaucoup de musulmans français sont des entrepreneurs ou des artisans.

 

 

Si une société takaful était en mesure d'offrir une solution équivalente en termes de coût et de garanties permettant à la fois le respect de l'obligation d'assurance prévue par la loi et celui de l’éthique et de la morale musulmane, il est probable qu’elle réussirait une souscription massive des produits proposés. Mais sans investisseurs pour développer ces solutions, il faudra encore beaucoup de temps avant de rencontrer ce marché pourtant ouvert.

Les facteurs clés de succès

Les éléments clés qui peuvent permettre le développement d'un véritable marché de la finance islamique et du takaful en France sont multiples. Premièrement, il est important de démystifier pour convaincre les institutionnels des réserves considérables de croissance offertes par ce segment. Ensuite, il est nécessaire de mener une campagne de promotion et d’information dans les médias pour stimuler la demande. Enfin, l'offre doit contribuer à créer le marché. Pour atteindre cet objectif des moyens humains, financiers et informatiques doivent être investis dans la conception et la gestion de nouveaux produits adaptés aux besoins d'assurances obligatoires de la population française musulmane.